Les mots des émotions

Les mots des émotions

Selon l’historienne de la culture, Tiffany Watt Smith, chargée de recherche au Centre d’Histoire des Emotions de l’Université de Queen Mary de Londres, nos émotions ne sont pas seulement façonnées par notre corps et notre esprit. Elles le sont également par le contexte historique et culturel.
En outre, les mots que nous utilisons pour les nommer ainsi que la signification que nous leur donnons influent sur l’expérience que nous en faisons.

Je vous invite à visionner sa conférence TED sur l’histoire des émotions qui affiche plus de 4 millions de vues.

L’émotion moderne… une invention française !

Tiffany Watt Smith rappelle qu’à l’origine, le concept moderne d’« émotion » remonte à la naissance de la science anatomique au milieu du 17ème siècle et que cette nouvelle manière d’envisager le corps et ses états désignait alors « tout mouvement de corps et d’objets, du balancement des branches d’arbre à un fort rougissement des joues ».

Accessoirement, l’émotion moderne est une invention…française !

Elle témoigne d’une nouvelle approche de la vie des sentiments à partir de phénomènes observables : dents se serrant, larmes en train de couler, frissons, yeux écarquillés… Les émotions suscitent un vif intérêt des scientifiques de l’époque victorienne et notamment, dès 1830, d’un certain Darwin.
Alors que d’autres considèrent que les émotions sont des réactions réflexes du corps suivie d’une expérience subjective, Darwin pressent que les émotions, aussi importantes que la respiration ou la digestion, ont aidé l’homme à survivre et à évoluer**.

Et c’est à Freud que l’on doit l’idée que « les émotions empruntent des itinéraires tortueux à travers notre cerveau, comme à travers le corps et imprime notre langage émotionnel, à la fois au sens propre (une colère ou une jalousie enfouies peuvent surgir dans des blagues douteuses) comme au sens figuré (ou bien resurgir dans une habitude comme le manque de ponctualité).

Les émotions sont modelées par notre langage et nos idées

Notre langage et nos idées, selon notre environnement de vie modèlent nos émotions plus que nous ne l’imaginons :

  • En Papouasie Nouvelle Guinée, l’awumbuck est une coutume qui consiste à placer un bol d’eau à l’extérieur de la maison pour absorber le sentiment de vide et de mélancolie qui risque de s’installer, au départ d’un invité apprécié. On jette l’eau au petit matin pour ne pas avoir le sum, euh l’awumbuk, efficacité garantie.
  • Le song est le sentiment d’outrage tenu en haute estime quand on a été traité injustement pour les habitants d’Ifaluk, qui vivent dans la culture de la coopération, sur un atoll du Pacifique.
  • Les Pintupi d’Australie occidentale n’ont pas moins de 15 sortes de peur dont le ngulu qui désigne la peur de quelqu’un qui cherche à se venger…

Il semble que la thèse défendue par le psychologue américain Paul Ekman depuis des décennies sur le sujet soit sérieusement remise en question **.  En effet, pour lui, les émotions dites « de base » seraient universelles et exprimées uniformément partout dans le monde.

Plongée dans l’univers des émotions

A travers l’inventaire de 154 émotions familières (estomac noué, envie de disparaître, submergé par l’information…) émergentes (ringxiety, angoisse de la sonnerie, broodiness, instinct de couvaison) ou empruntés à d’autres cultures (song, toska*, awumbuck.), Tiffany Watt Smith nous emmène à la découverte de l’intelligence émotionnelle, aussi multifactorielle qu’indispensable.

Plonger dans l’univers des émotions et des mots pour les dire présente au moins trois grands bienfaits :

  • S’entrainer à identifier et nommer les émotions d’autrui rend les nôtres moins solitaires
  • Réfléchir à nos sentiments à propos de nos sentiments (honte d’éprouver de la jalousie, culpabilité d’envier le succès de l’autre…) nous aide à accepter nos ressentis bizarres et inavouables ;
  • Questionner notre notre manière d’expliquer nos émotions et celles d’autrui et révéler les croyances et les préjugés, les nôtres et celles d’autrui, à propos des réactions émotionnelles dites « normales »

Avoir un langage juridique clair dépend des émotions

Chez les avocats, les mots, l’expression écrite et orale et l’éloquence sont fondamentales. Pour preuve l’essor de la communication et du du marketing juridique (avec le legal design) qui ont une place de plus en plus importante dans la réussite des cabinets, dans le respect de la déontologie.

Les avocats sont de plus en plus conscients de la nécessité d’avoir un langage juridique clair, accessible, audible de leurs publics cibles. La réussite des cabinets d’avocats y est aujourd’hui à ce prix ! Le langage juridique clair a d’ailleurs désormais sa norme qualitative : ISO 24495 (juin 2023)

Mais avoir un langage juridique clair et une communication empathique dépend, – également des émotions, qui colorent, qu’on le veuille ou non, l’expression de soi, la prise de parole en public, l’écoute et la manière de répondre avec précision et clarté, sur des concepts souvent complexes, tout en ayant à l’esprit de préserver le secret professionnel, de veiller à ne pas surcharger l’information ou à commette de maladresse…

Appliquer les trois grands bienfaits listés par Tiffany Watt Smith peut vous y aider. Nous pouvons également travailler ça en coaching. Nous pouvons également travailler ça en coaching.

Illustration pratique

Dans un échange récent sur LinkedIn, une avocate faisait part (qui se reconnaitra et que je remercie pour avoir été source d’interpellation et d’inspiration !) du fait que la plupart de ses clients, auxquels était présentée la médiation ou tout autre mode « amiable » de résolution des conflits, éprouvaient un « rejet systématique ».

Car, disait-elle, ils entendaient alors le préfixe « ami » inaudible à leurs oreilles.
Cette professionnelle proposait alors de remplacer le vocable « amiable » par « volontaire ».

A l’inverse, une médiatrice partie à la discussion exprimait combien le vocable « amiable » avait de son point de vue une signification positive de rétablissement de lien, de dialogue vers un accord mutuellement bénéfique, pas toujours acquis dans la pratique, mais constituant de son point de vue, une expérience apprenante pour les parties.

Je me suis demandée ce qui pourrait advenir si les parties ou justiciables qui ressentaient un « rejet épidermique » à l’évocation de « amiable » pouvait se placer du point de vue de ce « rejet épidermique » : que ressentaient-ils ? Colère ou rage ? tristesse ? dégoût ? appétit de vengeance ? résignation? Indignation ?

Comme le dit Tiffany Watt Smith, déchiffrer les émotions ne peut se faire en quelques mots… ne pas y prêter attention, ne pas les nommer, c’est sans doute passer à côté « du seul moyen véritablement de nous comprendre », nous mêmes et nos clients…

Notes.

*Cette thèse est au combien validée aujourd’hui par les travaux d’Antonio Damasio, chercheur américain en neurosciences et philosophe dans son dernier livre « Sentir et Savoir, une nouvelle théorie de la conscience » (édition Odile Jacob 2021.

**(Emotion typiquement russe « douleur sourde » utilisé dans le langage courant avec plusieurs nuances.)

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